Pour son quatrième album, Emily Loizeau nous offre une œuvre complète et complexe. Mona est un disque de treize titres tous liés les uns aux autres par leur appartenance à la même histoire, mais aussi dans le choix des thèmes abordés dans cette œuvre. Chaque chanson a une histoire, et Emily Loizeau nous livre ici ses influences, chanson par chanson...
Eaux sombres
J’étais en train d’écrire Mona dans mon bureau du 104, parallèlement j’étais en tournée piano-violoncelle pour revisiter mes trois albums. Et puis le 7 janvier…
Après cette date je ne pouvais plus écrire. Tout paraissait dérisoire. La douleur qui montait, qui montait jusqu’à devenir trop grande. Comment continuer d’écrire Mona et mettre des mots sur la perte d’insouciance, sur l’étoile qui s’éteint.
Naturellement cette chanson est venue. Elle sera à la fin de la pièce, la dernière note, le dernier mot, celui qui éteint tout et laisse tout de même une lueur dans la nuit. Cette phrase : "L’amour nous emportera un jour, ce soir, peut-être". Comme pour raccrocher une étoile dans ce ciel cisaillé, tant bien que mal, envers et contre tout.
I Once Was A Drowning Man
Mon grand-père a eu 100 ans l’an dernier. Cet homme incroyable a traversé le siècle dans l’engagement. A 25 ans, il s’engage dans la Navy contre l’invasion par l’Allemagne nazie.
A 25 ans, son bateau, le Kelly, est bombardé et coulé par l’ennemi. Il connaîtra la noyade, celle à laquelle on sent qu’on ne survivra pas, celle qui fait défiler la vie en accéléré.
Il a survécu. Dans l’histoire de Mona il y a deux noyades qui se déroulent : celle de ce bébé de 73 ans dont la vie devient naufrage et qui se noie de l’intérieur et celle de ce bateau qui sombre au large d’un monde en péril.
Sombre printemps
Avec ma très talentueuse cousine Kate Hargreaves, nous avons fantasmé de lettres. Des lettres que ce jeune homme de 25 ans sur un bateau embarqué pour la guerre aurait pu écrire à sa femme enceinte de leur premier enfant… Cette question m’a toujours donnée le vertige : quelle incroyable force peut pousser de si jeunes gens à donner la vie et à s’aimer tant avec grâce. Cette foi en la lumière quand tout autour d’eux se fracture et se noircit. L’engagement dans la vie et pour elle. La conviction que l’humanisme vaincra et qu’il faut donner sa vie pour cela.
Doctor G
Alors c’est quoi, c’est qui cette Mona ? Un bébé de 73 ans ? Pourquoi cette histoire ? Quelle idée bizarre ? Où êtes-vous allée chercher ça ? Vos enfants vont bien ?
Mes enfants vont à merveille, ils sont beaux, jeunes, plein de vitalité et ils sont le miracle de ma vie. Merci !
Mona, c’est cet être hybride, une petite vieille, mais nouveau-né, absolument fragile devant la vie. Le symbole d’une vie en ballotage, d’une vie qui dérange, qui pèse et qui se noie.
Mona, "Elle est dépressive, elle est parfois agressive, elle a des troubles névrotiques et des projets chimériques. Elle est psychotique mais elle n’est pas hystérique, elle est un peu schizophrène, ça passe pas comme une migraine…." Les diagnostics, les listes de molécules, les phrases dures, sournoises...
La grande solitude, la colère. L’absurdité de l’univers psychiatrique, son impuissance totale, son incapacité quasi constante à la bienveillance, à l’accompagnement des proches. Il y a quelque chose qui ne va pas dans ce monde. Quelque chose qui abîme. On se parle sans se regarder, sans s’écouter. On se protège, on se carapate. Ce monde nous transforme en chiffres, en cas, en personnel d’institution, en petit soldat de plomb….
Dans cette chanson, je raconte cette scène dans la pièce où le médecin dit à la mère de Mona, très en colère face à l’état de délabrement dans lequel elle retrouve sa fille après un séjour en maison de repos : "Un instant à vous observer et j’ai bien cru voir votre fille madame. Faut pas vous étonner si elle est comme ça ! Les chiens font pas des chats !"
Les petites phrases bien senties qui laissent des traces indélébiles…
J’ai imaginé pour cela une sorte de bestiaire saugrenu. Un fox trot un peu déjanté, un hip hop façon Marylin, façon pub cheesy pour une marque de lessive pourrie.
"It’s been swell to see you Doctor G you made my day !"
As A Child
J’ai écrit cette chanson pour la B.O du très beau moyen métrage d’Emmanuel Laborie "Océan".
Le grand et merveilleux Vic Moan m’avait envoyé un jour un texte. J’ai repensé à ce texte en voyant le film. Et puis je l’ai mis en musique.
Ce film bouleversant et fin sur l’enfance, ses désillusions, les petites étoiles qui tombent du ciel soudainement. C’est un film qui se passe à la fin des années 70. C’est un film qui me va bien.
Elle n’est pas dans la pièce mais j’avais songé à lui faire une place. Elle devait être dans ce disque. Elle était même le point de départ, celui qui donnait une direction de départ pour la couleur de l’album.
Mona
Ce fut l’une des premières chansons écrite pour la pièce. Sa maquette donnait le ton de la couleur acoustique mais un poil urbaine que je cherchais sur ce disque. Comme un orchestre organique perverti subtilement par un son chimique mais pas propre. Des doubles et triples voix chantées-parlées. Le morceau a beaucoup évolué après par le travail de Renaud Létang et de mes musiciens Olivier Koundouno et Csaba Palotaï avec lesquels j’ai construit les arrangements de ce disque, mais la couleur annoncée dans cette première maquette allait être le mot d’ordre de pas mal de titres par la suite, dans l’écriture, dans les maquettes et dans le travail que nous avons fait par la suite avec Renaud Létang.
Deux pianos
Lorsque nous faisions l’adaptation dramaturgique du texte de Mona, s’est très vite imposé à nous le besoin d’éviter le systématique texte-musique vers lequel il était facile de glisser.
Je souhaitais écrire des plages instrumentales, aller vers la B.O.
M’est alors venue une variante qui me plaisait et qui me rappelait tout de suite les films de Sautet : la voix off qui raconte le cours des évènements. J’ai donc imaginé cette bande son et cette voix off, jouée/dite en live sur le plateau. Le personnage central, la narratrice, s’efface et laisse la place à une autre comédienne qui raconte le déroulé des évènements et les musiciens jouent le sound track. Deux pianos… Pourquoi ? C’était son nom de maquette, de naissance en quelque sorte. Depuis, j’ai ajouté au moins 7 pianos… J’ai cherché, cherché un nom plus poétique, plus dans le ton. Je n’ai jamais trouvé. A chaque fois ce n’était pas convaincant. Pourtant il y en avait des beaux. C’est comme quand on cherche un nom de scène et qu’à chaque fois c’est ridicule ! Alors voilà, c’est Deux pianos… et puis il y a deux voix, celle de la narratrice et celle de la femme du marin…
Le fond de l’eau
Mona fait partie de ces êtres aspirés vers le fond. Elle appelle, elle tend la main pour rejoindre la surface mais quand elle vous tient la main elle vous tire vers le fond. C’est une berceuse, une chanson d’amour profond et d’impuissance.
Ondes
Dans la pièce on voit les deux personnages principaux entrer en connexion, se reconnaître comme au travers des générations. Elles commencent une sorte de danse, les bras se lèvent en sémaphore et prononcent avec des torches, "May Day" dans la nuit...
L’Histoire, quand elle fracture le monde et les hommes crée-t-elle au travers des générations des ondes, comme un galet jeté sur l’eau.
Who Is On The Phone
Le freek show de cet HP des temps moderne continue ! Médecins plaintifs, secrétaires décérébrées, musiques rose pâle sur boites vocales à vomir, Colère brute et non identifiée. Une sorte de faux rap-slam, hybride, un poil industriel et franchement bizarre.
Une envie folle de lâcher les démons, la colère, la folie, les larmes, les peurs, les fantômes, les Jack in the box. Et puis… Ce putain de téléphone !
Little Monkey
Que chanter comme berceuse quand on a un enfant de 73 ans ?
Bless Our Ship
"Béni soit notre bateau, notre maison dans l’océan. Bénis soient ceux que nous laissons derrière nous, je me suis retrouvé en larmes…"
Le bateau coula, le marin y survécu. Il fut de ceux qu’on ne laissa pas à l’eau. Car il y en eu qu’il fallut laisser là. Il eut le temps de s’agripper à bord des navires de secours avant le retour des avions allemands. Il put, on le présume, retrouver sa femme et son enfant, sur le point de naître.
"Béni soit notre bateau, notre maison dans l’océan. Bénis soient ceux que nous laissons derrière nous , je me suis retrouvé en larmes…"
8 Weeks Old
"J’ai 8 semaines et j’ai 73 ans. J’ai 8 semaines et j’ai tout vu baby. J’ai 8 semaines et je voudrais mourir demain. J’ai 8 semaines, ce sera à toi de gérer ton chagrin… "
C’est un peu mon "Mack the knife" à moi… Je ne me compare pas au grand Kurt… On garde les proportions hein… ! Mais il est toujours là mister Weill, au coin de ma table de chevet.
Mona vient raconter les choses à sa manière… Pour une fois, c’est elle qui parle. Elle n’est pas lisse Mona, elle ne dit pas ce qu’on veut entendre. Elle parle de sa mort et de sa vie de manière égale. Ella a tout vu, tout entendu, plus rien ne l’émeut. Elle est cette vieille âme incompatible à la vie.
Et en dessous, cet orgue de barbarie bizarre et factice… Et la colère rêche dans le mordant de la rythmique comme un cœur froid qui bat encore mais pas droit.
Personnellement, je suis électrique à l’écoute de l’arrangement sublime des cuivres et des vents qu’Olivier Koundouno a imaginé pour ce titre (et pour tous les autres d’ailleurs). Ils se mélangent d’une façon si orgasmique aux rythmiques géniale de Renaud Létang et de Vincent Taegger, ils tordent les entrailles, ils mêlent à la noirceur une jubilation, une sensualité….
Bon je m’emporte.
Je vous laisse.